Lorsque s’est achevé mon mandat de six ans au Palais de Tokyo, je me suis posé la question : »Si je pouvais aujourd’hui créer l’institution artistique idéale, quelle serait sa structure, sa programmation, ses préoccupations ?« Cela fait environ 20 ans que je dirige des lieux d’art en Europe et aux Etats-Unis. J’ai eu l’occasion d’expérimenter de nombreux formats d’institutions différents, mais je n’avais pas de réponse à ma question. Je me suis alors dit : »Faisons un pas de côté, créons une structure qui me permette de tester des modalités d’exposition et de structure. Créons un espace suffisamment flexible pour me permettre de tester ce type de questions.« La Chalet Society est ainsi née de ce désir d’expérimenter de nouveaux formats et vise une réflexion sur l’institution artistique contemporaine. Par exemple, comment repenser l’identité du lieu d’art, sa structure, ses enjeux et ses possibilités?
Pour répondre à cette question de l’identité du centre d’art aujourd’hui, j’ai essayé de réfléchir en m’inspirant d’autres disciplines, notamment l’informatique. Il est intéressant de constater que par exemple les Software ont d’abord été élaborés pour fonctionner sur des plateformes spécifiques (Hardware). L’identité d’un software changeait en fonction des plateformes d’accueil et de leur architecture spécifique. Or avec le temps, ces Software ont gagné leur indépendance: ils peuvent maintenant se greffer sur des plateformes différentes, sans changer d’identité. Autrement dit, ce n’est plus la plateforme (hardware), mais bien le programme (software) qui instille l’identité d’un lieu. Dès lors, ce lieu peut exister simultanément dans divers endroits, son identité se renforçant au fur et à mesure que son programme s’instruit. Plutôt que de concevoir une institution artistique comme un lieu basé sur une plateforme d’accueil (et donc sur une architecture spécifique, un hardware), pourquoi ne pas l’imaginer comme un dispositif pouvant se greffer naturellement sur différents types architectures? »La question fondamentale était donc: pourquoi ne pas envisager le lieu d’art comme un software et non plus comme un hardware?«
Pour aborder concrètement ce type de question, j’ai alors créé une équipe autour de moi. J’ai eu la chance de bénéficier de l’aide d’Artevia (une compagnie spécialisée dans la production d’événements culturels avec à sa tête Alain Tuleau qui fut le premier à se lancer dans l’aventure et à m’encourager à réaliser une telle structure) et Art-en-direct (une compagnie spécialisée dans les relations art et entreprises avec à sa tête Pascale Cayla et Virginie Epry dont l’aide pour la communication et la recherche de fonds fut considérable). Mais le projet de la Chalet Society n’aurait certainement pas vu le jour sans l’intervention cruciale de Laurent Dumas, président du groupe Emerige et collectionneur engagé, qui non seulement mit à disposition pendant 18 mois un lieu extraordinaire au cœur de Paris (une ancienne école situé dans le quartier de Saint-Germain) mais surtout assura financièrement une grande partie de l’opération. La création de la Chalet Society suscita également un soutien extraordinaire parmi de nombreux mécènes, qui soutinrent le projet avant même l’inauguration du premier projet. Il faut également souligner que toutes les personnes travaillant pour l’association sont bénévoles.
Nous avons donc pu ancrer les premières activités de la Chalet Society dans un lieu donné, une architecture spécifique, avec la volonté de développer une identité qui soit assez forte pour qu’elle puisse se greffer sur des endroits différents. L’ancrage initial du software sur une première plateforme d’accueil s’est accompagné d’un ancrage historique, voire narratif. C’est l’histoire de mon ancêtre, Saul »Wahl« Katzenellenbogen, roi de Pologne pour une nuit. Son règne sur le trône du royaume de Pologne fut certes bref, mais il entra dans la légende par ses compétences et sa clairvoyance. Non seulement il établit des lois encore en vigueur aujourd’hui, mais par ses prédictions en apparence anodines, il devint dès la fin du XVIIIème siècle une figure tutélaire pour tout prophète en herbe et est considéré aujourd’hui comme l’annonciateur d’une »conscience poétique«, une véritable hygiène de l’esprit que la Chalet Society tente sans relâche de mettre en oeuvre.1
Inaugurée en 2012, la première exposition de la Chalet Society a connu un succès fantastique. Plus de 65’000 visiteurs sont venus découvrir des artistes hors normes, souvent autodidactes et méconnus, offrant le visage d’une création artistique qui s’est développée depuis plus d’un siècle, en dehors de toute institution artistique. Organisée avec l’association londonienne The Museum of Everything, cette exposition mettait en lumière l’incroyable ressource créative de personnalités que le monde de l’art a souvent refusé de prendre au sérieux. Ces artistes »outsiders« ont l’année suivante reçu une reconnaissance officielle en étant exposés à la Biennale de Venise.
La notion de »test« s’inscrit au cœur des préoccupations de la Chalet Society. Après avoir testé avec l’exposition du Museum of Everything les marges de la notion communément admise d’artiste, la Chalet Society a créé en 2013 l’Atelier des Testeurs. A l’initiative de Christophe Kihm et des artistes Arnaud et Bertrand Dezoteux, une quarantaine d’artistes et de chercheurs se sont réunis pendant l’été 2013 pour proposer une série de tests consacrés aux formats d’exposition, ses formes, ses lieux, ses discours et ses protocoles.
L’artiste californien Jim Shaw fut ensuite invité à concevoir une exposition inédite à partir de ses archives personnelles qui constituent la source principale de son inspiration. Après les artistes »outsiders« du Museum of Everything, les marges de la création artistique furent poussées plus loin en proposant une véritable plongée dans un univers foisonnant composé de prospectus, T-shirts, livres, disques et autres illustrations à vocation pédagogique qui recyclent les mythes et les croyances de l’Amérique tout en dévoilant une hallucinante archive de l’imaginaire contemporain. Etaient dévoilées dans The Hidden Word (titre de l’exposition) toute une production inclassable, réalisée par des artistes souvent anonymes, en réponse à des commandes spécifiques de sectes, sociétés plus ou moins secrètes, ordres et fraternités fantaisistes, courants spirituels new age, scientologues, mormons, témoins de Jehovah ou autres francs-maçons. Cette carte blanche donnée à Jim Shaw permettait de jongler avec les catégories dans lesquelles l’art s’enferme quelquefois, de tester son éclectisme, son élasticité et sa faculté à irriguer des domaines de connaissances surprenants.
Si la Chalet Society se conçoit comme un software, c’est avant tout comme un logiciel »open source«. Chacun est encouragé à l’utiliser, le transformer, le perfectionner. La Chalet Hollywood à Los Angeles en est un bon exemples : le projet est né d’une discussion avec l’artiste Piero Golia autour d’un lieu qui fonctionnerait comme un club privé fonctionnant en même temps comme lieu d’art. Piero Golia l’a alors conçu, produit et exploité, en invitant l’architecte Edwin Chan et des artistes tels que Pierre Huygue et Marc Grotjahn. Sous l’égide de la Chalet Society se développent ainsi de nombreux projets : en 2015, un centre de compétence pour la production de sculptures verra le jour au Portugal, un festival de performances aura lieu dans un motel à Los Angeles et l’exposition de Jim Shaw serait présentée au Musée de Santa Monica et au New Museum de New York. Réactive aux environnements artistiques les plus audacieux, Chalet Society se conçoit ainsi comme une communauté d’artistes, de collectionneurs, de chercheurs et autres passionnés. Plusieurs autres projets sont actuellement en préparation, le code source de notre entreprise communautaire étant amené à se remettre à jour en permanence.
- L’histoire remonte à la deuxième moitié du XVIème siècle. Le Prince Nicholas Radziwill effectue un pèlerinage en Italie, se retrouve dépouillé par des voleurs, erre pendant plusieurs semaines et trouve enfin de l’aide chez le rabbin Samuel Judah Katzenellenbogen qui lui permet de retourner en Pologne, sa contrée natale. En reconnaissance, le prince s’engage à retrouver le fils du rabbin, Saul, parti étudier en Pologne sans laisser de nouvelles. Lorsque le prince le retrouve, il est fasciné par son intelligence et l’invite sur le champ à poursuivre ses études dans son château. La noblesse ne tarde pas à s’émerveiller de la vivacité d’esprit et de la sagesse du jeune homme qui très vite devient l’une des personnalités les plus en vue dans le royaume.
Lorsque le roi de Pologne Bathori meurt en 1586, le royaume est divisé en deux factions. Une loi stipule que le trône ne peut pas rester vacant, et Radziwill recommande Saul aux électeurs qui à l’unanimité l’intronisent Rex Pro Tempore, le temps que les deux familles se mettent d’accord. Saul fut ainsi, à 44 ans, un roi élu par la noblesse d’où son surnom »Wahl« (le choix, l’élection en allemand). Wahl connut une nombreuse descendance (dont le rabbin Meir Wahl) et constitue l’ancêtre originel de la famille Wahl.
Toute sa vie, Saul Wahl consigna dans un cahier resté secret jusqu’à sa mort en 1622, des prophéties au caractère très particulier : contrairement à un Nostradamus (mort quelques années avant son accession au trône), il ne se lance pas dans des prophéties de catastrophes en tout genre ; il rédige des prédictions qui peuvent sembler anecdotiques mais dont les conséquences se révèlent déterminantes. En mettant invariablement en avant le côté positif de la nature humaine, toutes s’attachent à la description de personnages ordinaires et suggère des conséquences notoires : le côté facétieux et enjoué du garde suisse au Vatican Vincenzo Altieri, par exemple, engendre une suite d’événements donnant lieu au Traité de libre-échange de 1860. Autre exemple, Howard Benton, obscur peintre écossais du XIXème siècle, s’obstine toute sa vie à mélanger ses pigments avec une poudre de champignon, opération qui systématiquement vire à l’échec. Optimiste, le peintre ne se laisse pas démonter et répète pendant quarante ans ce geste désespéré, ce qui finit par engendrer la compassion de ses voisins, en particulier Alexander Flemming, un étudiant en médecine qui des années plus tard découvrit la pénicilline. L’une des prédictions de Saul Wahl intéresse particulièrement la CHALET SOCIETY : on sait que l’année 2012 était régulièrement citée par certaines prophéties comme l’Annus Horribilis finale. Saul Wahl en parle également. Il évoque en effet la possibilité d’une catastrophe mondiale, mais d’une manière radicalement différente : le cataclysme ne serait pas lié à un krach économique, un armagedon nucléaire ou un désastre écologique, mais à une dangereuse progression de l’esprit négatif. Saul Wahl évoque toutefois la possibilité de renverser cette dynamique en cultivant un esprit résolument positif, ce qui implique un entraînement spécifique, qu’il décrit comme le mélange d’un esprit ouvert, d’une curiosité plus aiguisée et d’une conscience qu’il qualifie bizarrement de »poétique«. Pour survivre à 2012 ‑ et mettre cette conscience poétique en pratique, la CHALET SOCIETY a ainsi proposé un programme visant l’éclosion d’une véritable hygiène de l’esprit. ↩